Plat de résistance

Collages militants : quand la révolte s'écrit sur les murs

Grand classique du répertoire d’actions féministes depuis le XIXe siècle, le collage s’est réinventé par le biais de la lutte contre les féminicides. Marquer symboliquement un territoire, soutenir les victimes ou encore interpeller les institutions : quel est le pouvoir protéiforme du collage et comment irrigue-t-il d’autres luttes ?

Il y a un an, au tribunal d’Avignon, s’ouvrait le procès le plus retentissant de l’année 2024. Cinquante hommes reconnus coupables de viol aggravé, de tentatives de viol et d’agression sexuelle sur la même femme, Gisèle Pelicot, droguée à son insu par son mari, Dominique Pelicot, pendant dix ans. De septembre à décembre 2024, le curieux microcosme du procès, réunissant parties civiles, accusés, public, avocats, juges et journalistes, a témoigné de la difficulté d’effectuer le trajet quotidien vers la cour criminelle du Vaucluse, où la diffusion de vidéos insoutenables des viols a laissé des traces indélébiles dans les esprits.

Sur le chemin, au petit matin, chacun pouvait aussi croiser ces lettres noires capitales sur fond blanc : « Justice pour Gisèle. Justice pour tous.tes » ; « C’est aux hommes de ne plus dormir tranquille » ; « L’horreur est arrivée près de chez vous » ; « La honte a changé de camp. Et la justice ? » ; ou encore « 20 ans pour chacun ». Le collectif Collage féministe Avignon avait transformé les murs de la ville en un théâtre d’expression féministe1. Qu’ils expriment un soutien aux victimes ou réclament des condamnations comme le feraient des procureurs, les collages incarnent une prise de parole directe dans l’espace public.

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« En tant qu’Avignonnaise bousculée par cette affaire, j’ai trouvé ça rassurant de savoir que je n’étais pas seule à penser ce qu’il y avait écrit sur les murs. Concernant les accusés, j’ai espéré que ces collages incarnent une forme de jugement social collectif à leur encontre », confie Lina Ouatiya, 34 ans, éducatrice spécialisée, venue plusieurs fois applaudir Gisèle Pelicot aux abords du tribunal.

@ Collage féministe Avignon

La première fois qu’on découvre en France ces formats A4 sur un escalier, un panneau d’affichage ou la vitre d’une maison abandonnée, c’est dans la nuit du 24 au 25 novembre 2016. Le collectif féministe Insomnia Riot2 remplace cent affiches publicitaires d’abribus parisiens par des slogans qui dénoncent les féminicides. « Sylvianne D. Tuée à 57 ans le 1er février à Récicourt. Son meurtrier est son compagnon. 12e féminicide de l’année ». Le collectif Les Colleuses3 poursuit le travail à partir de 2019, entre Marseille et Paris.

Le procédé est simple : un appel publié sur les réseaux sociaux invite des militantes à se réunir dans un squat pour recenser les féminicides, fabriquer les collages puis les placarder dès que le soleil se couche. Les colleurs et colleuses encourent une amende de 68 euros, et dans certains cas sont emmenées en garde à vue4.

Malgré son caractère illégal, le mouvement dépasse rapidement les frontières pour prendre racine en Belgique, en Suisse, au Canada. Une émulation ayant donné lieu à la publication de l’ouvrage collectif Sous les collages la rage aux éditions Textuel, en 2025. Sept ans après l’apparition des premiers collages féministes, plus de deux cents collectifs locaux quadrillent ainsi le territoire français. Dans le bourg de Chinon, en région Centre-Val de Loire, des colleuses ont affiché « Victimes, appelez le 3919 »5. Elles ont adapté leurs messages aux zones rurales, où ont lieu la moitié des féminicides en France faute de services de prévention ou de suivi adéquats6.

© Alexandre Dbl

Les colleuses exposent ainsi au grand public le comptage des femmes tuées chaque année depuis 20167. « Contrairement aux campagnes de prévention gouvernementales bien lisses au sujet des violences faites aux femmes, les collages ont marqué les murs et les esprits par leur aspect transgressif, leur récurrence, et la facilité à rejoindre ces groupes informels et horizontaux », développe Margot Giacinti, postdoctorante en science politique et autrice de l’ouvrage Le Commun des mortelles. Faire face au féminicide (éditions Divergences, 2025). En disséminant auprès du grand public la notion de féminicide, leurs actes portent aussi les voix des féministes du XIXe siècle, souligne la chercheuse.

« Murs blancs = peuple muet »

C’est d’ailleurs à cette même époque que le collage entre dans le répertoire d’actions féministes. « S’il y a quelque chose de nouveau dans la forme, l’imposition du discours féministe dans la rue, sous forme d’affiches, de graffitis, de pochoirs, d’écritures sur les publicités remonte à loin ! Dès le XIXe, c’est comme ça que les féministes annoncent des candidatures aux élections où elles n’ont le droit ni de se présenter, ni de voter », rappelle l’historienne Bibia Pavard dans l’ouvrage Nous sommes la voix de celles qui n’en ont plus (Actes Sud, 2025).

Affiche pour le mouvement « Bloquons tout », collectif Forme des luttes © Colette Ducamp

Pendant la Révolution, le placardage, ancêtre du collage dans l’espace public, est pratiqué par Olympe de Gouges, autrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Elle affiche notamment à Paris un placard nommé Les Trois Urnes ou le Salut de la Patrie, où elle réclame un droit peu radical vu du XXIe siècle : celui de présenter un référendum aux Français sur leur futur gouvernement. Pour cette action, elle est arrêtée le 20 juillet 1793, jugée le 2 novembre et guillotinée le lendemain.

Près de deux siècles plus tard, dans le sillage des manifestations de Mai 68 – période où une main anonyme inscrit sur un mur « Murs blancs = peuple muet » –, les féministes du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) ont largement recours aux collages sauvages. Plus que l’expression d’une ligne militante, ces collages sont pratiques pour annoncer des rendez-vous publics – réunions, cours d’autodéfense, marches, manifestations – et signaler la présence des réseaux féministes dans un quartier, comme une forme de marquage territorial.

Porte d’entrée militante

L’esthétique des collages irrigue aussi d’autres luttes. À commencer par les militants écologistes qui affichent « Pas de nature, pas de futur » ou « La planète crève sous vos profits », sur les murs de Lyon et Nantes. En novembre 2024, des collectifs ont également visé l’École supérieure de ­journalisme-Paris, rachetée par un consortium de milliardaires parmi lesquels Vincent Bolloré, Bernard Arnault et Rodolphe Saadé. L’établissement a dû fermer après qu’un groupe a décoré sa façade avec le message « Bolloré fascise la France ».

Loin d’être cantonné aux violences sexistes et sexuelles, le mouvement global des collages réagit spontanément à l’actualité politique, culturelle et judiciaire française. « On parle même d’effet ping-pong. Il se passe quelque chose, et hop, dès le lendemain, les murs sont couverts », résume Bibia Pavard.

« Je colle principalement parce que certains messages ne passent pas dans les médias ou à la radio, mais sur les murs, si. »

Au point de devenir une porte d’entrée vers le militantisme. En juillet 2024, quelques heures après l’annonce de la dissolution, la perspective de voir l’extrême droite accéder au pouvoir devient insoutenable pour Léa, 24 ans, freelance dans le secteur du numérique. « Je me suis dit qu’il me fallait une action militante. Je traînais tout le temps à République, mais ça a ses limites. Aller coller la nuit, pour une introvertie, c’était une option parfaite. » Depuis, elle milite auprès du collectif Collages Féminicides Paris et d’autres organisations.

Pour d’autres, coller est aussi une manière d’assumer une radicalité impossible à verbaliser ailleurs : « Je colle principalement parce que certains messages ne passent pas dans les médias ou à la radio, mais sur les murs, si », explique Victoria, 28 ans, salariée dans le milieu de l’édition, qui créé des slogans au gré des indignations qu’elle ressent, des luttes sociales au combat politique contre l’extrême droite. « Avec les collages, on entre un peu dans le quotidien des gens. Sur le chemin de leur travail ou en allant acheter leur pain, on ne leur laisse plus le choix : ils mettent des prénoms sur des victimes qu’ils ne voulaient pas voir », termine Léa.

© Agathe Lehoux

Dans certains cas, les collages font partie intégrante du mobilier urbain. Certains élus demandent d’ailleurs aux sociétés de nettoyage d’épargner les slogans. C’est le cas de Frédéric Badina, adjoint à la propreté à la mairie du XVIIIe arrondissement de Paris. « Dans mon arrondissement, il y a très peu de débats chez les élus, même de droite, sur le fait d’allonger la durée de vie d’un collage, car on sait que les femmes continuent à mourir autour de nous. Le minimum, face à cela, c’est que la colère puisse s’exprimer sur les murs », admet-il. Il arrive cependant que des résidents jugent certains slogans trop violents. « Pour les collages “Mort à Darmanin” par exemple, ils sont assez vite retirés. On essaye de trouver un équilibre », ajoute-t-il.

Diffusion massive

Si l’on pense instantanément à ces lettres noires lorsqu’on évoque les collages, elles ne sont toutefois pas l’unique forme d’affichage militant. Né durant les premières mobilisations contre la réforme des retraites, le collectif Formes des luttes8 a récolté près de 150 créations de plus de 100 artistes et graphistes en publiant régulièrement des appels à créer des affiches. Certaines de ces images – libres de droits – ont été diffusées durant les manifestations à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires sous la forme d’affiches à coller ou d’autocollants. Intervenu cet été sur le plateau de Blast, l’artiste Dugudus, membre du collectif, a ainsi qualifié l’affichage de rue d’« art du peuple ». « Coller des affiches, c’est occuper l’espace public, mais aussi l’espace mental des passants. C’est susciter des débats et des raisons concrètes de s’indigner », complète-t-il auprès de Socialter.

Une démarche citoyenne déjà engagée par certaines sphères du milieu écologiste, notamment le collectif Street Art Rébellion, succursale de XR, qui a lancé la campagne #LovePlanet en 2020 et a fait du collage un outil international de mobilisation. Près de cinquante artistes issus de quatorze pays ont créé des visuels et affiches, mis à disposition des citoyens et des associations en les invitant « à s’emparer de ces œuvres et à les coller sur les murs de sa ville ».

Affiches pour le mouvement « Bloquons tout », collectif Forme des luttes © Mirat Masson

Outre-Manche, Jack Blamire et son père, Mark Blamire, ont lancé Grow Up pendant le confinement en 2020, un site qui offre des affiches à télécharger librement. Le duo, qui base son travail sur « le graphisme, les pochoirs et le langage vulgaire », relaie sur son compte Instagram les fruits récoltés de cette initiative. « Quelqu’un m’a envoyé une photo de nos posters toujours affichés sur le pont de Bricklane à Shoreditch. Je crois que c’est la plus longue période d’affichage dans un si grand pâté de maisons », peut-on lire sous une de leurs publications.

Sur l’infrastructure routière, on voit notamment un photomontage d’un Donald Trump agressif, arborant une tenue de Waffen SS. Sous leurs publications, des messages s’empilent pour réclamer d’autres visuels qui décoreront les villes, de New York à Paris. « Une affiche, ça crée du commun en quelques secondes et ça permet de s’impliquer sans forcément être un militant chevronné », conclut Dugudus.  


1. « “Bar des accusés”, QG des avocats, collages féministes… Comment le procès des viols de Mazan a infusé dans la ville d’Avignon », Libération, 18 décembre 2024.

2. « Collages féministes : colères sur les murs », Revue Far Ouest, 24 mars 2023.

3. Très médiatisée et à l’initiative des premiers mouvements de collages en France, la militante Marguerite Stern, ex-Femen, a été par la suite désavouée par ces collectifs en raison de ses propos transphobes et de son rapprochement de plus en plus marqué avec l’extrême droite française.

4. « Lourdes amendes pour des colleuses contre les féminicides », Observatoire des libertés associatives, 2019.

5. « Chinonais : un féminisme bien ancré en milieu rural », La Nouvelle République, 7 mars 2025.

6.Rapport d’information « Femmes et ruralités : en finir avec les zones blanches de l’égalité », Sénat, 14 octobre 2021.

7. Le recensement est effectué par le collectif Féminicides par compagnons ou ex.

8. Les affiches sont téléchargeables sur le site.

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