Bottes aux pieds, casque sur la tête, gilet jaune sur le dos et lunettes de protection sur les yeux, ils arpentent les collines de la forêt limousine : ces dernières années, les géologues de deux entreprises minières ont investi cette zone aurifère à cheval sur la Haute-Vienne et la Dordogne. C’est ici que les Gaulois ont, il y a deux mille cinq cents ans, déniché de premières pépites d’or.
Les gisements ont ensuite été exploités à différentes périodes, d’abord au Moyen Âge, puis au XVIIIe, au XIXe et enfin au XXe siècle, jusqu’en 2002. Et ils aiguisent aujourd’hui à nouveau les appétits miniers : en 2022 et en 2024, les préfectures locales ont octroyé à la Compagnie des mines arédiennes – filiale de la société canadienne Aquitaine Gold Corporation – et à l’entreprise britannique Aurelius Ressources quatre « permis exclusifs de recherches minières » (PERM) sur 80 km2 au total.
Article issu de notre n°72 « L'industrie de la destruction » disponible en kiosque, librairie, à la commande et sur abonnement.

Malgré de nombreuses oppositions locales, elles sont désormais autorisées à y sonder les sols pour traquer la présence de minerais : si c’est toujours l’or et l’argent qui les attirent au premier titre en ces lieux, elles ne comptent pas s’en contenter. Désormais, la prospective minière s’intéresse aussi à d’autres métaux qu’elle négligeait autrefois, devenus stratégiques pour la transition énergétique et le numérique, et donc aussi plus lucratifs. Ici, l’un d’eux en particulier attire leur attention : l’antimoine.
« Parmi tous les métaux inclus dans la demande de permis, c’est celui sur lequel nous avons le plus d’indices de présence, explique Dominique Fournier, géologue chez Aurelius Ressources. Nous savons que des valeurs intéressantes avaient été détectées par ici à l’époque de Cogema » – dernière entreprise à avoir exploité ce gisement.
Khôl, laxatifs et shrapnels
Aussi connu sous le symbole Sb (stibium), n° 51 du tableau de Mendeleïev, cet élément chimique que l’on trouve dans une roche nommée stibine ne vous évoque sans doute rien. L’explication de son nom énigmatique, attribué au Moyen Âge, n’est d’ailleurs pas tranchée : une légende prétend que le moine Basile Valentin, « qui a écrit le premier ouvrage sur l’antimoine et lui attribuait des propriétés médicinales », comme l’explique l’historien des sciences et techniques Pierre-Christian Guiollard, en aurait donné à ingérer à ses frères religieux. La boisson, loin de les soigner, les aurait tués.
Autre suggestion plus plausible : ce métal se trouvant presque toujours en compagnie d’autres métaux (or, cuivre, argent) dans les minerais qui l’abritent, le nom d’antimoine aurait pour étymologie grecque anti monos (« contre la solitude »). Quoi qu’il en soit, l’histoire de ses usages illustre la diversité de ses propriétés : utilisé comme khôl dans l’Antiquité, ses capacités laxatives inciteront les alchimistes au Moyen Âge à s’y intéresser à des fins médicinales… parfois mal maîtrisées. « Côté vertu, sous diverses formes, l’antimoine serait efficace contre la gueule de bois, la constipation et la fièvre. Côté vice, il serait un produit mortel », exposait un article du Monde en 2019 – le trioxyde d’antimoine (poudre fine et blanche obtenue après transformation) est d’ailleurs classé comme cancérigène.
Il est devenu un « élément clé de la transition énergétique ». En particulier en Chine pour la fabrication de panneaux photovoltaïques.
À partir du Moyen Âge, ce sont d’autres propriétés qui attirent sur lui la lumière : sa dureté et son point de fusion assez bas (629 °C) permettant des alliages. « Lorsque se développe l’imprimerie, en particulier en France, il est intégré aux caractères d’imprimerie en alliage avec le plomb, qui seul aurait été trop mou », complète Pierre-Christian Guiollard. Son usage prend une dimension industrielle à partir de la fin du XIXe siècle avec l’essor de la locomotive et de l’armement. On le trouve alors sous forme de métal, en alliage avec le plomb « dans les batteries plomb-acide » – ou avec le cuivre pour « des alliages antifriction (coussinets de bielle, bogies de wagon) ».
La Première Guerre mondiale fournit de nouveaux usages : « Sa dureté l’a rendu très efficace dans les obus shrapnels pour déchiqueter la chair humaine… » En parallèle, on lui découvre aussi d’autres qualités : ignifuge, il est un excellent retardateur de flamme (son premier usage en Europe), un éclaircissant dans les verres et les céramiques et un catalyseur et stabilisateur de chaleur dans le plastique.
Pressions chinoises
Si elle connaît un regain d’intérêt, la présence d’antimoine dans les sous-sols français n’est ni nouvelle, ni une découverte : du fait de son rôle dans le développement de l’imprimerie, la France a été l’un des fers de lance de l’usage industriel de l’antimoine en Europe, avec plusieurs gisements importants dans le Massif armoricain, en Vendée et dans le Massif central… En Mayenne, la mine de La Lucette a été la plus grande d’Europe, portant la France, entre 1890 et 1910, au rang de « premier producteur mondial d’antimoine, avec 46 % de la production », poursuit Pierre-Christian Guiollard.

Mais les réserves s’épuisent. La Chine prenant progressivement la main sur le marché à partir des années 1910, les dernières mines françaises ferment en 1991 – seules subsistent deux usines de transformation, dans l’Aisne et en Mayenne. La Chine est désormais leader sur ce marché, le pays étant l’un des seuls endroits où l’on trouve, dans les provinces du Guangxi, du Hunan et du Gansu, de vastes gisements contenant exclusivement de l’antimoine, comme l’explique Anthony Pochon, géologue au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).
Si d’autres pays comme la Russie (31,3 %) et le Tadjikistan (14,3 %) extraient aussi de l’antimoine en bonne quantité, Pékin garde la main sur un peu moins de 40 % de la production mondiale et plus de la moitié de la transformation.
Or en 2024, le pays a annoncé imposer des restrictions commerciales sur ce métal : l’importation d’antimoine chinois est désormais soumise à licence d’exportation et limitée à des fins civiles, et même complètement interdite pour les États-Unis – en représailles d’une décision américaine limitant les ventes de composants pour semi-conducteurs à la Chine. Une décision justifiée par l’amenuisement des réserves chinoises, peinant à fournir les fonderies chinoises.
Outre ses usages classiques, d’autres enjeux boostent dans le même temps la demande d’antimoine : considéré depuis 2011 comme critique par l’Union européenne, il est devenu un « élément clé de la transition énergétique ». En particulier en Chine pour la fabrication de panneaux photovoltaïques, dont « il améliore les performances et le rendement en clarifiant et en renforçant les vitres de protection des modules ». Un usage qui bondirait de 30 % par an et pourrait représenter « plus d’un tiers de la demande mondiale d’antimoine non métallurgique d’ici à 2050 ».
Mais « il est aussi utile pour les grosses batteries de stockage d’électricité qui se développent pour les énergies renouvelables », précise Anthony Pochon. Il reste intégré aux batteries plomb-acide dont sont encore dotés, en plus de leur batterie au lithium, les nouveaux véhicules électriques. D’autre part, l’antimoine reste à ce jour indispensable à l’industrie de l’armement. « Or ce besoin est renforcé par le contexte de guerre en Ukraine et au Proche-Orient, qui pousse l’Union européenne et les États-Unis à reconstituer des stocks d’armes. »
En la matière, le détail des usages demeure secret, mais l’antimoine « est utilisé dans la fabrication de missiles, de dispositifs de communication, de lunettes de vision nocturnes, de vêtements militaires ou comme agent de durcissement pour les munitions et pour les chars d’assaut », poursuit le chercheur. Il est enfin précieux, dans des quantités plus petites toutefois, pour les semi-conducteurs, dont la demande bondit pour le numérique.
Une offre limitée
Cette demande accrue combinée à une offre contractée par les restrictions chinoises ont entraîné une multiplication par cinq du prix de l’antimoine métal au cours des deux dernières années, « avec un pic atteint au printemps 2025 à 61 000 dollars la tonne », selon Anthony Pochon. Dans ce contexte, les enjeux s’aiguisent autour de son approvisionnement. « L’avantage de ces restrictions est qu’elles vont forcer les pays occidentaux à diversifier leurs approvisionnements. »
L’Union européenne a adopté en mars 2024 une réglementation sur les matières premières critiques entrée en vigueur en mai de la même année, qui vise à réduire la dépendance européenne à cet égard et fixe notamment que sur sa consommation annuelle de 34 matières premières identifiées comme critiques, 10 % de l’extraction et 40 % de la transformation soient opérées au sein de l’UE d’ici à 2030.
À cet égard, l’Union européenne, qui n’importe de Chine « que » 30 % de l’antimoine transformé qu’elle consomme – le reste de ses approvisionnements provenant surtout de Turquie et de Bolivie –, ainsi que de l’antimoine secondaire, c’est-à-dire recyclé (notamment en Belgique), n’est pas la plus menacée, même si elle est dépendante à 100 % de l’importation de minerai (elle en transforme un peu en Belgique et en France) et que ses velléités de relocalisation de l’industrie (panneaux solaires, semiconducteurs, batteries…) et l’industrie militaire pourraient bien accroître ses besoins.
Plus directement menacés, les États-Unis s’apprêtent à rouvrir une mine d’antimoine dans l’Idaho qui pourrait assurer 35 % de leurs besoins annuels. Ils cherchent également de nouveaux fournisseurs tels que l’Australie, qui extrait déjà un peu d’antimoine comme co-produit de ses mines d’or. Pour autant, l’offre n’est pas infinie, « et l’antimoine ne repousse pas comme le maïs », alerte Pierre-Christian Guiollard : selon les dernières données du United States Geological Survey, les réserves mondiales connues d’antimoine pourront répondre à la demande pour… vingt-quatre ans, soit beaucoup moins que celles de nombreuses terres rares. En outre, « les gisements sont mal connus, la Chine ayant longtemps inondé le marché, on ne s’en est pas trop inquiété ».
Et ceux qui sont identifiés sont, pour la plupart, « dans des pays auxquels notre accès est complexe : la Chine, la Russie et des pays dans leur sphère d’influence comme le Tadjikistan, le Kazakhstan ou encore la Birmanie, dont la production a bondi de 455 % – passant de 2 700 à 15 000 tonnes entre 2023 et 2024 ». La perspective de l’ouverture de ces nouvelles mines pose comme toujours la question de leur impact. « Étant donné que la stibine que l’on extrait est un sulfure, il y a comme pour l’or du soufre à gérer et c’est ce qui pose le plus de problèmes dans les mines sur le plan environnemental, avec le risque des drainages miniers acides », précise Anthony Pochon.
La très forte contamination des eaux usées dans les zones d’extraction d’antimoine et sa grande toxicité sur les écosystèmes ont été largement documentés. « C’est d’ailleurs pour des raisons environnementales que certaines mines chinoises ont fermé, participant, outre l’épuisement des réserves, à la baisse de la production. » D’autant qu’en Europe, les intérêts nouveaux des compagnies minières pour l’antimoine laissent espérer des perspectives d’extraction assez limitées.
« Ce sera sans doute seulement comme co-produit de l’or », commente Vincent Thiéry, chercheur en sciences de la Terre à l’IMT Nord-Europe. Si certains substituts existent et risquent de se développer face à la flambée des prix, les produits alternatifs connus à ce stade tout comme le recyclage ne sont pas efficaces pour tous les usages, et pas toujours techniquementapplicables.
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