Dans ce livre, vous prenez lucidement en compte la fascisation en cours du paysage politique, sans renoncer à proposer un horizon de transformation radicale. Pourquoi était-il nécessaire à vos yeux d’offrir un tel scénario stratégique aux luttes écologistes ?
C’est peut-être parce que je suis un transfuge issu du milieu universitaire, et que ma politisation est assez récente, que j’ai osé cet exercice, un peu tabou à gauche. Il est particulièrement difficile en ce moment de se projeter dans le futur, alors qu’on assiste à une fascisation globale, à une vitesse qu’il était difficile d’anticiper. L’oligarchie américaine a prêté allégeance à Trump et Musk avec une promptitude qui nous a tous décoiffés !
Mais le scénario que je propose me semble pouvoir être utile, quelles que soient les hypothèses que l’on envisage pour les années qui viennent, même si elles sont très sombres. Que ce soit la montée du fascisme, une crise écologique majeure, et plus probablement un mélange des deux, ou à l’inverse, un gouvernement plutôt progressiste qui, contre toute attente, prendrait le pouvoir en France. Dans tous les cas, il y a un intérêt à solidifier et à étendre les formes d’autonomie territorialisée, et à déployer des réseaux alimentaires indépendants du marché.
Entretien issu de notre hors-série « De la lutte à la victoire », en kiosque, librairie et sur notre boutique.

Des territoires autonomes fédérés pourraient à la fois servir de bases arrière pour organiser la résistance et des actions offensives, mais aussi de zones où expérimenter d’autres formes politiques, d’autres rapports à la subsistance, à l’agriculture, qui pourraient ensuite infuser dans le reste de la société. Et en cas d’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de gauche, des forces ancrées dans les territoires permettraient à la fois de l’aider à se maintenir en place et d’exercer une pression sur lui.
Contrairement au renversement révolutionnaire et à la prise de pouvoir par les urnes, ce scénario renoue avec le gradualisme, sans verser dans un réformisme social-démocrate illusoire, qui prétend aménager petit à petit le capitalisme. L’idée est de construire graduellement un en-dehors du capitalisme.
La ZAD de Notre-Dame-des-Landes est-elle le prototype des territoires de subsistance autonomes dont vous imaginez la multiplication ?
La rencontre avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a été pour moi un choc de réalité. Elle a entraîné ma politisation et mon entrée en militance. Et de fait, si l’on regarde les luttes des dernières décennies, celle de la ZAD est l’une des seules qui n’a pas été seulement une victoire « contre ». Les zadistes en ont profité pour ébaucher un territoire où s’expérimente encore aujourd’hui l’une des formes politiques les plus enthousiasmantes du moment. C’est minuscule, mais heureusement que cela existe.
La ZAD a cette capacité à se maintenir envers et contre tout, en jouant aujourd’hui avec les instruments légaux, comme le fonds de dotation1, pour les détourner et essayer de solidifier une puissance collective. Dans le même temps, les fragments d’autonomie politique et matérielle que la Zad parvient aujourd’hui à arracher dans ses négociations avec les institutions, notamment avec le conseil départemental2, tiennent entre autres au fait que, malgré son affaiblissement ces dernières années, elle garde une force d’appel, une capacité offensive.

Dans mon scénario, j’insiste bien sur le fait que disposer d’une capacité émeutière est nécessaire. Historiquement, toutes les avancées sociales d’importance ont été obtenues en faisant peur aux classes dominantes. Même en cas de victoire inattendue d’un gouvernement qui nous serait moins hostile, il faudrait être capable de laisser planer une atmosphère pré-insurrectionnelle, sans quoi on n’obtiendra rien.
Au vu du contexte politique actuel, on peut craindre un durcissement de la répression dans les années à venir. Il paraît difficile dans cette situation d’imaginer soustraire des pans de territoires à l’autorité de l’État…
Il est certain qu’on ne va pas pouvoir résister sur le terrain purement militaire, le rapport de force est quelque peu déséquilibré… Il faut donc profiter de tous les leviers institutionnels à disposition. Le durcissement fasciste est en train de créer un sentiment de malaise chez un certain nombre de personnes occupant des positions de pouvoir.
Certainement pas dans les hautes sphères, qui épousent le fascisme pour se maintenir en place, mais dans les sphères économiques intermédiaires et dans les corps intermédiaires de l’État, il y a quand même des personnes qui vivent mal la fascisation en cours et le mépris pour la situation écologique.
On peut imaginer par exemple que des maires de villes moyennes, ou même des départements, entrent vraiment en résistance face au gouvernement central et se mettent à protéger et à encourager des initiatives territoriales. Il va donc falloir se montrer stratégiques pour tisser des alliances. Il y a sans doute là une petite inflexion à donner aux traditions de la gauche radicale.
Il est beaucoup question d’affects dans ce livre. Alors que l’extrême droite capte le ressentiment généré par les dégâts du capitalisme globalisé, quelles sont les émotions que doivent mobiliser la gauche et l’écologie ?
La pensée de gauche se focalise sur les institutions qui encadrent le monde social, à rebours des discours libéraux de droite qui insistent sur les responsabilités individuelles. Mais, en repoussant l’individualisation pour se tourner vers une pensée des structures, on ignore trop souvent à gauche l’humus affectif, pulsionnel, humain. Or, le moteur premier de la politique, ce sont les affects, les désirs, les peurs, les angoisses. Une pensée complète ne peut pas balayer cette dimension psychologique. On n’a aucune chance de gagner si on n’oppose que des propos théoriques, des principes de justice, à la dynamique affective de l’extrême droite. La critique rationnelle reste essentielle, mais on doit aussi porter une proposition nourrie d’affects.
« Dans l’histoire de l’humanité, le sentiment d’être lié à un vaste collectif d’humains et de non-humains, tissé à un territoire nourricier, a été fondamental. […] Nous sommes tous en état de carence à l’égard de ces attachements. Il y a donc là une force politique dormante. »
La proposition développée dans le livre est que le réservoir affectif sur lequel on doit s’appuyer touche aux désirs d’autonomie et aux attachements aux vivants non-humains, dans lequel j’inclus les milieux de vie. Le dernier livre de l’anthropologue Charles Stépanoff, Attachements (La Découverte, 2024), le montre bien : dans l’histoire de l’humanité, le sentiment d’être lié à un vaste collectif d’humains et de non-humains, tissé à un territoire nourricier, a été fondamental. Il a contribué à forger nos capacités cognitives et affectives. C’est un nutriment essentiel pour l’esprit humain.

Or, lors des derniers siècles, la modernité l’a progressivement effacé et asséché, au nom d’une vision déterritorialisée du progrès et d’une conception très particulière de l’individu, qui associe la liberté à l’absence de liens durables et de dépendances. Nous sommes tous en état de carence à l’égard de ces attachements, de sous-alimentation chronique. Il y a donc là une force politique dormante. Un projet qui parvient à ouvrir cette trappe, qui donne la possibilité de rééprouver dans nos chairs ces affects oubliés, doit être capable de libérer une puissance désirante à même de concurrencer tant le maintien du capitalisme que son durcissement fasciste.
Vous incitez ainsi la gauche à se saisir des attachements au territoire, au « local ». Au territoire immuable, fantasmé par l’extrême droite, vous opposez un « local terrestre ». En quoi celui-ci diffère-t-il de la vision réactionnaire du local ?
Le local réactionnaire vise avant tout à exclure. Il repose sur des liens dont on hérite, que l’on ne peut pas s’approprier – le sang, l’histoire, les ancêtres. Ce sont ces attaches-là qui poussent certains à appeler « étrangers » les néoruraux, même lorsque ceux-ci sont très engagés dans la vie de leur territoire. À l’inverse, les liens que j’appelle « terrestres » se construisent par les usages, par la contribution à l’autonomie territoriale. Ce sont des attaches qui sont façonnées individuellement et collectivement, et qui permettent donc d’inclure de nouveaux arrivants.
Prenons l’exemple de la ZAD : si on arrive, qu’on contribue une demi-journée à un chantier collectif de construction en terre-paille ou à un potager, on se sent chez soi et on est de fait chez soi. Le lendemain quasiment de notre arrivée, on est déjà dans une position de formateur pour accueillir les nouveaux venus. D’un point de vue psychologique, cognitif, affectif, le local réactionnaire et le local terrestre incarnent des manières radicalement opposées de se penser « appartenir à un lieu ».
L’écologie radicale est aujourd’hui plutôt portée par une partie de la classe moyenne éduquée. Or, selon vous, les luttes territoriales sont un terrain où s’ouvrent des possibilités d’alliances sociales inédites. Lesquelles ?
Les luttes territoriales opèrent une sorte de retour aux fondamentaux, en redonnant aux enjeux politiques une formulation épurée : comment veut-on habiter le territoire ? Se nourrir ? S’organiser collectivement ? Dans ce contexte, les faux antagonismes, basés notamment sur des critères culturels, d’apparence, de goûts, entre « bobo urbain » et « bon sens paysan », entre écolos et chasseurs, peuvent disparaître. Car ces antagonismes n’ont rien à voir avec les intérêts politiques et économiques, et sont alimentés par les classes dominantes pour miner les solidarités entre classes populaires et moyennes.

Évidemment, ça ne marche pas à tous les coups. C’est d’ailleurs un sujet d’étude dont on devrait se saisir de façon méthodique pour identifier les éléments qui, dans un contexte collectif, vont faire basculer plutôt vers un sentiment de solidarité ou au contraire entraîner des divisions. Il est dommage que la psychologie cognitive soit une discipline qui n’ait pas bonne presse à gauche, parce qu’il y a vraiment quelque chose à comprendre, tant du point de vue théorique qu’empirique, pour éviter les écueils qui polarisent.
Les luttes territoriales, en valorisant les pratiques de subsistance, notamment paysannes, et les savoir-faire manuels, permettent aussi de nouer des liens transclasses plus facilement…
Sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, maîtriser l’électricité et le travail de la terre comptent parmi les compétences les plus valorisées. Lorsque la question de la subsistance est au centre, cela rebat les cartes du prestige social. Un certain nombre de capacités et de savoirs – toutes les formes de travail manuel ou paysan, la connaissance du territoire, les savoirs écologiques, les pratiques de chasse et de cueillette – méprisées ou ignorées par la modernité industrielle urbaine, se retrouvent fortement valorisées.
Alors que dans les luttes qui s’en tiennent aux propositions de loi ou aux négociations avec les institutions, il faut essentiellement maîtriser le langage dominant, ce qui exclut de fait toute personne qui n’appartient pas à la bourgeoisie culturelle.
Vous abordez aussi la question des liens à tisser entre les écologistes radicaux et le monde syndical, et plus largement, le salariat industriel. Les initiatives de ravitaillement alimentaire, qui ont existé au moment du mouvement contre la réforme des retraites, vous semblent un bon moyen de créer des ponts.
On va en effet avoir une capacité à tenir une grève beaucoup plus décisive si on peut se nourrir en dehors du marché. Savoir que même sans salaire, on gardera la possibilité de s’alimenter donne une sensation de puissance. Tenter de faire le lien avec des collectifs ouvriers par ce biais-là est sans doute une piste intéressante.
Une autre voie est celle qui est explorée actuellement en Italie, dans une ancienne usine de voitures où les salariés, soutenus par des écologistes, portent un projet global et autogéré de reconfiguration écologique de la production lire. Ces deux formes d’alliance, par le bas et par le haut, me semblent complémentaires.
Toujours à propos des alliances à construire, vous écrivez concernant le monde agricole : « Nous avons plus d’intérêts communs avec toute une partie des syndiqués FNSEA qu’ils n’en ont avec leur direction. » Comment rouvrir le dialogue avec une partie des agriculteurs, alors qu’une réelle haine de l’écolo s’exprime très vivement depuis un an ?
Il est assez décourageant de voir comment, à chaque mouvement agricole, les directions des syndicats majoritaires arrivent, en jouant sur des affects faciles mais puissants, à capitaliser sur la haine de l’écolo. La cellule com’ de la FNSEA a des moyens financiers et humains sans commune mesure avec les nôtres.

Cela dit, dans les moments où le monde agricole se mobilise, il y a quand même des fenêtres politiques qui s’ouvrent. Pendant le mouvement des agriculteurs de l’hiver dernier, des groupes d’écolos organisés sont allés préparer à manger sur des blocages d’agriculteurs, par exemple à Rouen. Ces derniers les recevaient au début avec une espèce de curiosité, sans doute un peu dédaigneuse, mais pas hostile.
Mais le lendemain, les cadres syndicaux reprenaient les choses en main et interdisaient brutalement l’accès aux écolos, sous les regards pleins d’incompréhension des agriculteurs avec qui ils avaient mangé la veille. Il y a eu des moments de troubles comme ça, où les frontières habituelles des antagonismes politiques ont vacillé. Malheureusement, on n’a pas réussi à organiser ça de façon coordonnée à l’échelle nationale.
Pour conclure, vous évoquez à travers une séquence de BD l’hypothèse de l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement plus conciliant avec les territoires autonomes… Vous mettez en scène un Mélenchon, premier ministre, actant une loi « ZAD, squat et droit d’usage ». L’arrivée d’une gauche de rupture au pouvoir vous semble-t-elle une condition nécessaire au déploiement à plus grande échelle de zones d’autonomie durables ?
Sans doute, malheureusement. En tout cas, plus le gouvernement nous sera hostile, plus il faudra faire le dos rond et être discrets. On peut espérer qu’un gouvernement France insoumise serait aujourd’hui moins répressif qu’un gouvernement macroniste. Mais on peut avoir des surprises… D’ailleurs ma BD sur Mélenchon est bien sûr ironique.
La situation politique actuelle nous oblige en tout cas à ne plus perdre de vue le jeu électoral. Alors que dans les décennies passées, on pouvait se dire : « Je me désintéresse de cette mascarade… » Il est certain que notre capacité à nous auto-organiser territorialement est inversement proportionnelle au niveau d’hostilité du gouvernement en place, à la passion répressive qu’il déploiera contre nous. La ZAD a tenu malgré tout sous un gouvernement Valls. Sous un gouvernement Retailleau, qui aurait assumé des morts dans les affrontements, elle n’aurait sans doute pas tenu.
Alessandro Pignocchi
Ancien chercheur en sciences cognitives et en philosophie de l’art, Alessandro Pignocchi est l’auteur d’une série de bandes dessinées mêlant aquarelles naturalistes, réflexions anthropologiques et satire politique. Succès d’édition, cette trilogie – Petit traité d’écologie sauvage, La Cosmologie du futur, Mythopoïèse – vient d’être rééditée sous forme de coffret (Steinkis, 2025). Proche notamment de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, il a par ailleurs publié en 2022 une discussion avec Philippe Descola, Ethnographies des mondes à venir (lire Socialter n°57). Il poursuit dans Perspectives terrestres (Seuil, 2025) sa réflexion stratégique sur l’avenir de l’écologie radicale.
1. Le fonds de dotation est une structure juridique destinée à collecter des dons pour aider un organisme à but non lucratif à réaliser une œuvre ou une mission d’intérêt général. Le fonds de dotation « La Terre en commun » a été créé en 2018 à Notre-Dame-des-Landes pour permettre l’acquisition de terres et de bâtis de manière collective, sans système de parts ni d'actions.
2. En janvier 2025, le département de Loire-Atlantique, dirigé par une majorité PS-écologistes, a acté la régularisation de bâtiments occupés sur la ZAD, en vue de pérenniser une quinzaine d'installations agricoles.
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